« Il a disparu. Qui a disparu ? Quoi ?
D’abord on voit mal la modification. On croit qu’il n’y a qu’un tracas instinctif qui partout vous fait voir l’anormal, l’ambigu, l’angoissant. Puis, loin, un l’on sait trop quoi qui vous distrait, vous agit, vous transit… L’on voudrait un mot, un nom; l’on voudrait rugir: voilà la solution, voilà d’où naquit mon tracas. L’on voudrait pouvoir bondir, sortir du sibyllin, du charabia confus, du mot à mot gargouillis. Mais l’on n’a plus aucun choix: il faut approfondir jusqu’au bout la vision.»
Georges Perec – La Disparition
Singulière, épatante. Belle hardiesse de pensée par une bien facétieuse personne de lettres ! Ecrire une œuvre romancée de 300 et quelques pages, sans jamais utiliser la lettre E, de telle sorte que l’absence ne soit jamais remarquée. Une disparition si habilement instrumentée, qu’en définitive elle n’existe pas, puisqu’elle nous échappe, qu’elle nous est rendue invisible…
Cette partition joliment orchestrée, sibylline en apparence, nous interroge… « A la manière de » d’autres choses ? Des créatures ? Et par seulement la lettre E, auraient-elles pu ainsi disparaitre en toute impunité ? Olympe, Simone ou Albertine, disparues?
Mais non ! nous direz-vous elles sont bien là, à leur place. Mais où exactement ?
Comme muses, très certainement. Dans la symbolique, évidemment. La Justice, La Paix, La République, Marianne jetant la semence d’une main généreuse et nourricière…
Et dans l’Histoire, et dans la Presse, et dans nos chambres représentatives de La Politique où sont-elles ? Tournons les pages de nos revues favorites, de droite comme de gauche, quand les femmes apparaissent-elles ? Combien de tribunes, de photographies les mentionnent, en dehors des publicités? Combien de résistantes, d’héroïnes, glorifiées dans notre grande histoire de France ?
Et dans nos discussions ? Nos conférences ? Nos causeries ?
Quelles luttes pour obtenir la présence de femmes, d’expertes, de savantes, de professionnelles, d’entrepreneuses, d’écrivaines, et de femmes banales pour faire résonance à tant d’autres personnalités, tout aussi banales parfois, mais si souvent conviées…
Cette disparition si bien orchestrée, « à la Perec » nous l’avons admise, digérée. Et sans interroger cette anomalie, elle ne se manifeste pas d’elle-même. La disparition est bien ce qu’elle est. Une absence. Elle n’est pas patente. Ne voir que certaines personnes et pas d’autres, nos consciences y sont habituées, ces déficiences sont de longue date intégrées. Si l’on ne les compte pas, elles ne comptent plus.
Dès lors, lorsqu’entre autres actions, nous rendons par la langue et l’écriture, leur juste visibilité aux femmes. Rajoutant ici une lettre E majuscule, ici une barre, là une incise… comprenez la bataille que nous menons contre l’invisibilité. Certes, une certaine incommodité visuelle et rythmique est parfois évoquée à propos de la féminisation des locutions. Mais n’est-elle pas la frappe nécessaire à une APPARITION ?
Note: Pour vous rendre la lecture de cette prose agréable et sans écorchure visuelle, en dehors de la citation initiale, j’ai bien pris garde de l’expurger de toute expression masculine ou neutre, les rendant de fait invisibles !