Telle l’herbe sauvageonne qui reprend inexorablement possession du bâti à l’abandon. Se saisissant des délaissés. Leur invisibilité aidant. Des femmes prennent en main la nature en ville – jardins partagés ; agriculture en ville – elles investissent petit à petit cet univers construit, planifié, suréquipé par les hommes qu’est l’espace urbain, font éclater cet univers interstitiel et y font fleurir le béton.
La question reste pourtant posée d’un mode de réappropriation de l’espace public qui ne remet pas forcément en cause les codes et les stéréotypes qui régissent les rôles des Unes et des Autres. Car s’il y a bien reprise du territoire, de fragments d’espace public, les femmes sont plus volontiers visibles dans les jardins partagés, lieux de soin et de socialisation, rôles traditionnellement attribués aux femmes, que dans les actions de « guerilla gardening » où « jardinage sauvage » qui semblent être plus souvent conduites par des hommes.
C’est dans la poursuite de notre recherche sur le genre et la nature en ville que notre Association Genre et Ville s’est rendue en mai dernier à la fête de la nature et des solidarités. Cet investissement de l’espace public par les femmes à travers la nature en ville remet en jeu le partage d’un espace jusqu’à lors attribué aux, et préempté par, les hommes. Quelles transformations sociétales s’opèrent ou non à travers ce renouveau de la nature en ville ? Quels gains pour les femmes ? Quels gains pour la représentation des multiples identités, les compositions multiples des familles, les multi-culturalités au sein de notre communauté ? Quelles pistes s’ouvrent vers un espace public ré-imaginé pour toutes et tous.
Fête de la Nature et des Solidarités
Pour démarrer notre travail, comme toujours, nous privilégions l’observation. Appareil photo et micro en main, l’équipe de Genre et Ville s’est donc rendue les 25 et 26 mai dernier à la fête de la nature et des solidarités dans le 20è arrondissement de Paris.
A travers quelques « Verbatim » glanés ici et là, c’est un extrait de cette exploration dont nous rendons compte ici. Ces « Verbatim » sont le reflet d’opinions personnelles des personnes interviewées, nous les présentons ici, brutes, sans filtre analytique et sans jugement.
Zazie – Fondatrice de l’évènement – « J’ai souhaité créer cet évènement pour fédérer les différents jardins, parce que c’est un bassin d’écologie et qu’en créant du liant, en tissant entre les lieux, j’espérais redynamiser le lien social, faire avancer les choses dans les centre sociaux, dans les écoles, et tu vois… ça marche ! La sur place, je ne sais pas combien il y a d’assocs, mais il y en a au moins 15. Pour le quartier… ça c’est les Cigales, ça c’est l’Amap Réunion/Père Lachaise, ça c’est Olivier Chaïbi Essé 20è, ça c’est l’association Benkadi, une association de femmes africaines, et puis tu peux entendre aussi le Hiphop la bas derrière… d’ailleurs je vais aller voir mon fils danser ».
Benjamin – « L’idée est de fêter à la fois la nature et les solidarités. Qui est dans des pratiques qui mettent en place la nature dans la ville, des jardins partagés ? Souvent des retraités, en retrait de la vie active, pas très mis en valeur parfois. Et qui s’appauvrissent, les retraités aujourd’hui s’appauvrissent, et nous on pense que ces gens-là, renouvellent la ville qu’ils produisent la richesse, une richesse pas toujours très vue.
Et dans les jardins partagés, il se produit plein de choses. On produit de la terre, on produit du compost, et à une époque où on brûle beaucoup plus de richesses naturelles qu’on en produit, c’est très important de produire de la terre.
Et puis, qui on voit aussi dans ces pratiques de troc, d’échange, d’échange non monétaire? On voit des migrantEs malienNEs, qui ont peut-être moins d’argent. Et on les invite donc ici. Tout ce qui est pratique de renouvellement de l’agriculture en ville, de retour à la nature, se conjugue pour mettre en valeur des personnes qui apportent énormément à la société mais qu’on voit moins d’habitude. C’est ça l’esprit de la fête de la nature et des solidarités »
Question de Genre et Ville « Dans une approche genrée, est-ce que dans ces jardins on voit plus de femmes ?
Zazie « Alors c’est marrant parce qu’on se disait qu’à part les membres du bureau, il n’y avait qu’un seul homme et que sur le principe c’était même un peu choquant. Et que, en réalité dans les jardins, tout ce qui concerne éducation à l’environnement, dans les jardins partagés en particulier, c’est essentiellement géré par des femmes. D’ailleurs le concept a été créé par une femme et c’est beaucoup de femmes qui ont entouré l’histoire.
Question de Genre et Ville « Et est-ce qu’elles sortent des rôles traditionnels qu’on leur connait ou au contraire les reproduisent-elles ? »
Zazie « Alors ce qu’il faut distinguer c’est les professionnelLEs et les habitantEs. Chez les habitantEs c’est relativement mixte. Chez les professionnels, il y a énormément de femmes et quelques hommes ; Seulement les hommes qu’il y a, on le voit avec l’association Cpointé c’est vraiment des gens originaux qui portent la transhumance moutonnière, la green guerilla.
Ce qui est intéressant c’est qu’il y a une différence dans ce que tu trouves dans l’éducation à l’environnement et dans l’éducation populaire. Dans l’éducation populaire tu retrouves plus d’hommes, pas mal d’animateurs, et puis pour le cadrage des jeunes dans les quartiers parce qu’ici c’est assez chaud. C’est difficile que les femmes seules puissent tenir un monde aussi machiste.
Mais néanmoins on peut considérer que le côté « esthétique » de la chose, les fleurs, la verdure, l’idée de la fête aussi, correspond plus à un modèle de transmission que se fait « la femme », alors que les hommes ont plus un rapport à l’autorité, au pouvoir… Les femmes qui prennent le pouvoir prennent d’ailleurs ces attributs masculins. Les femmes sont plus dans le pédagogique, la transmission, échanger, créer. La biodiversité c’est donner la vie…»
Genre et Ville : « C’est drôlement essentialiste ce que tu nous dis là…Et toi Benjamin tu en penses quoi ?»
Benjamin « Alors d’abord, si tu regardes autour de toi c’est essentiellement des femmes. Et au niveau de l’organisation de l’AFNEP, qui fédère différentes associations elle est elle-même pilotée par des femmes en général. Que ce soit Multicolors dans Pithon Duvernois ou Benkadi par exemple, le jardin sur le toit, c’est une femme qui s’en occupe. A chaque fois les femmes sont responsables et pilotent les initiatives. Par contre si on regarde comment le Conseil d’Administration de l’AFNEP fonctionne, il y a 2 co-présidents qui sont deux hommes. »
Zazie – « A travers les différents jardins et les différents instants de verdure, chaque moment est un instant d’altérité, on n’a pas le temps d’user son regard. Je crois que c’est ça qu’elle a de magique [cette fête] et c’est pour ça qu’elle plait, autant… Parce que ça n’existe pas beaucoup, à part dans l’univers artistique, cette sensation qu’on a en passant d’un univers à un autre… Chaque jardin est géré complètement différemment, il y en a un qui est sur le toit, la petite ceinture c’est en bas, c’est plein de jardins en devenir, un peu marginaux mais ils existent »
Voix inconnue « Je ne sais pas si on peut casser les stéréotypes comme ça, mais en tout cas ce que j’observe c’est qu’on est dans un environnement assez mixte et surtout très apaisé. »
Laurent « Il y a toujours un ‘sentiment’ d’insécurité pour les femmes et peut-être que les jardins partagés permettent de se sentir, un peu comme à la maison »
Chacune, chacun interprète la nature en ville à sa façon.
Quelles que soient les conclusions que nous tirerons à la fin de notre projet, et même si certains clichés sur la sécurité où sur les rôles assignés perdurent, nous relevons d’ores et déjà qu’une brèche s’est ouverte sur la ville et l’espace public à travers une appropriation populaire des lieux.
Cette reconquête de l’espace public par le biais de la nature nous parait particulièrement intéressante car contrairement à d’autres réappropriations comme les tags ou l’art qui sont parfois mal comprises ou acceptées, peu contestent la reprise de la rue par la nature, qu’il s’agisse de la population comme des institutions.
Dans une ville comme Paris où la densité est extrêmement forte, ces initiatives sont littéralement perçues comme des appels d’air. Mais pour avoir observé un phénomène équivalent à Berlin où la densité urbaine est assez faible, l’explication est sans doute plus complexe qu’une simple aspiration à respirer mieux.
Pour nous qui travaillons sur la construction/déconstruction de l’espace public par le prisme du genre, au moins une chose est claire. La mise en place de jardins partagés est une recapture par les femmes d’un territoire construit par et pour les hommes.
Ce qui s’y joue en revanche est moins clair. Les rôles assignés aux femmes et notamment le « care » y perdurent. Et quand il s’agit de diriger une coordination d’initiatives, les hommes prennent comme ailleurs le dessus. Nous avions d’ailleurs fait le même constat à Berlin où les jardins sont gérés de façon assez mixte avec une prédominance de femmes mais où les hommes se mettent en avant dès qu’il s’agit d’en parler ou d’en faire la promotion.
Cette piste d’étude n’en reste pas moins intéressante. Le fait que la très grande majorité des associations qui constituent l’AFNEP soient créées et dirigées par des femmes et que ces projets se pérennisent est un point majeur. C’est une porte ouverte à la mise en place d’espace mixés, au cœur même de l’espace public. Or les études montrent que mixité d’usages et mixité d’usagerEs sont le terreau d’un vivre ensemble apaisé. D’ailleurs certainEs personnes interrogées à l’occasion de la fête de la nature nous l’ont dit « C’est un endroit apaisé, les caïds de la rue respectent les travaux des petites sœurs, petits frères, ils sont là aujourd’hui avec nous, dans une convivialité qui peut être perdue dès lors que l’on franchit les grilles de ce jardin ». Les phénomènes de domination sensibles dans la rue, du fait que l’on s’y sent légitime ou non, ont tendance à disparaitre dans les zones végétalisées – parcs, jardins partagés – pour laisser place à du projet, de l’échange et de la négociation.
Un lieu social, d’échange pour toutes et tous, quelle que soit son identité ? La clef des champs?
Rires d’enfants, Bêêêê… et les moutons….
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