Chris Blache, conseil en ethnosociologie, et Pascale Lapalud, urbaniste, ont créé en 2012 la plateforme de recherche et d’action Genre et Ville. Avec l’architecte Eloïse Kling et en s’appuyant sur les compétences de géographes, de sociologues ou encore d’artistes, elles observent et quantifient les inégalités entre hommes et femmes que produit la ville et réfléchissent aux moyens d’agir sur le projet urbain pour corriger les dysfonctionnements. Genre et Ville conseille notamment un nombre de collectivités sur ce sujet.
© Genre et Ville – Pascale Lapalud (à gauche) et Chris Blache (à droite) ont fondé Genre et Ville en 2012.
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A lire dans « Le Moniteur »
Dans son numéro n° 5958 daté du 12 janvier, « Le Moniteur » consacre un dossier à la place octroyée aux femmes dans l’espace public (lecture réservée aux abonnés). Alors que certaines collectivités commencent à prendre en considération la question du genre dans leur stratégie d’aménagement, les concepteurs, urbanistes ou paysagistes, mettent en garde contre une approche différenciée des populations qui aboutirait à créer des barrières entre elles. Se pose donc la question de la création de lieux véritablement mixtes. « Le Moniteur » détaille les cas de Rouen, Lyon et Paris qui travaillent aujourd’hui à proposer des espaces qui sauront répondre aux attentes de leurs usagers et de leurs usagères.
Selon vous, les hommes et les femmes ne sont pas sur un pied d’égalité dans l’espace public. Comment en êtes-vous arrivées à cette conviction ?
Chris Blache et Pascale Lapalud : Il suffit de compter. C’est-à-dire de se poster à un endroit et de compter réellement, un à un, les hommes et les femmes qui s’y trouvent à un moment donné. Souvent les hommes sont majoritaires. Nous avons même été parfois désagréablement surprises comme ce jour où nous avons fait le test sur un site de Berlin que nous pensions mixte. Et nous y avons finalement dénombré un tiers de femmes pour deux tiers d’hommes. Il y a donc bien une hégémonie masculine sur l’espace public.
Et puis nous observons aussi les comportements : Qui fait quoi ? Pendant combien de temps ? Ainsi, un homme peut rester longuement installé sur un banc public alors qu’une femme ne le fera pas. Tout au plus fait-elle des « stop and go », le temps de se reposer un instant, de trouver quelque chose dans son sac. Le mobilier urbain apparaît ainsi comme tenu par la population masculine, de même que les hommes verrouillent des espaces comme les sorties de métro ou les entrées d’immeubles.
Dans la rue, les femmes semblent n’être légitimes que par les fonctions qu’elles assument comme les courses ou l’accompagnement des enfants. Quand on les regarde, elles sont toujours en train de tirer, de pousser ou de porter : des poussettes, des sacs, des enfants par la main… De ces observations nous sommes parvenues à la conclusion que les hommes occupent l’espace public et les femmes s’y occupent.
Cela s’est-il toujours passé comme cela ?
C. B. et P. L. : L’espace égalitaire, ou pensé comme tel, n’a en réalité jamais existé dans l’histoire. Remontons à la ville antique : le forum était le lieu où se réunissaient ceux qui avaient qualité de citoyens, à savoir les hommes. Tout s’est vraiment cristallisé au XIXe siècle, à l’avènement de la bourgeoisie et de la ville capitaliste. Les rôles sociaux ont alors été fixés : l’homme était l’aventurier, le financier, celui qui était aux affaires. La ville haussmannienne, belle, propre et sûre, incarnait ses valeurs et l’espace public était son lieu. D’ailleurs, parmi les premiers mobiliers urbains qui sont alors apparus, il y avait l’éclairage, les bancs publics… et les pissotières, qui ne servent qu’aux hommes. Les femmes étaient, elles, cantonnées à la sphère privée et ne déambulaient sur les boulevards qu’au bras de leur mari. Une femme seule dans l’espace public était, par définition, une femme publique, une prostituée.
Voilà qui perdure encore aujourd’hui : on constate, notamment à travers des mouvements comme #balancetonporc, que les hommes ont toujours un regard de contrôle sur les corps dans l’espace public. Et qu’une femme y est vue comme à prendre dès lors qu’elle n’est pas dans une fonction qui la légitime. Pour inverser ces faits, il faut changer de paradigme.
A quelle occasion avez-vous pris conscience de ce déséquilibre ?
C. B. et P. L. : Depuis 2008, nous prenons part aux mouvements féministes activistes. Nous avons commencé par nous pencher sur la question du sexisme en politique avant de nous apercevoir que c’est l’arbre qui cachait la forêt et que ce problème concerne aussi les arts, les sciences, etc. De son côté, Pascale qui travaillait en tant qu’urbaniste sur la ville et les discriminations depuis les années 1980, avait pressenti que la place des femmes dans la ville n’était pas forcément prise en compte, comme pouvait l’être par exemple celle des enfants. Nous avons encore constaté que des ouvrages qui traitent de la question sociale de l’urbanisme, comme par exemple « Le Droit à la ville » d’Henri Lefebvre, en 1968, n’abordaient pas cette question. Aujourd’hui, à travers le cadre législatif et des travaux de plus en plus nombreux sur ces sujets, la question est mieux posée. Mais ça ne veut pas dire qu’elle est entendue. Elle ne se traduit donc encore pas de façon concrète. Il faut continuer à faire beaucoup de pédagogie, car pour la grande majorité, y compris les architectes et les urbanistes, la question de la place des femmes dans l’espace public est un impensé.
Comment expliquer ce complet oubli ?
C. B. et P. L. : On estime souvent que les inégalités ont des causes sociales. Personne ne se rend compte que les constructions urbaines en créent aussi, or les deux sont liées. Les urbanistes sont donc persuadés de faire la ville pour tous, c’est-à-dire pour toutes et tous. Or on vient de voir que ce n’est pas le cas. Et comme il n’y a pas de formation sur le genre (*) dans les écoles d’urbanisme, de géographie ou d’architecture, la situation perdure.
Vous pensez au contraire que la solution peut passer par le travail sur l’urbain…
C. B. et P. L. : Certaines améliorations ne pourront venir que du sociétal mais c’est une marche sur deux jambes. Beaucoup de choses relèvent de l’aménagement. Souvent le premier geste des collectivités porte sur l’éclairage, avec la volonté d’éclairer plus. Nous disons surtout qu’il faut éclairer mieux. C’est la création d’ambiances bienveillantes accompagnées de technologies innovantes, comme les éclairages réagissant à distance, qui vont permettre d’abaisser le sentiment d’insécurité majoritairement décrit par les femmes. Il y a aussi une réflexion à mener sur les éléments de mobilier urbain pour les rendre plus inclusifs. Travailler à leur emplacement, leur orientation, comme pour les bancs en arc-de-cercle ou les assises face-à-face, peut totalement changer la façon dont ils seront adoptés.
Autre exemple, les plans de déplacements piétons doivent prendre en compte que les femmes ne se cantonnent souvent pas à des itinéraires domicile-travail mais suivent des circuits plus satellitaires : du bureau à la maison en passant par l’école, la garderie, la pharmacie, la supérette… Ce sujet du déplacement est d’autant plus crucial au moment où la voiture disparaît des villes.
Mais que répondez-vous à ceux qui craignent que cette réflexion aboutisse à réserver des pans de ville aux seules femmes ? Va-t-on mettre les populations chacune dans son couloir de circulation ?
C. B. et P. L. : Il ne s’agit aucunement de séparer les flux mais de créer les conditions d’une véritable mixité, d’en finir avec les différences entre hommes et femmes pour permettre à toutes et à tous d’être dans un même endroit au même moment. Dans les lieux qui permettent le brassage, les femmes se sentent plus à l’aise. C’est un cercle vertueux. Nous défendons le principe d’une ville agile et sensible, qui autorise à ses habitants et habitantes des usages différents. Qui donne même le droit de s’arrêter et de s’adonner à d’autres activités que celle qu’on avait d’abord envisagée.
Anne Labroille, architecte libérale, cofondatrice de l’association Mémo
« La question de l’inégalité de la situation des hommes et des femmes dans la ville m’est apparue à la lecture de l’ouvrage « La ville faite par et pour les hommes » d’Yves Raibaud. Ce livre m’a frappée de plein fouet. Moi qui construis et qui ai travaillé comme spécialiste des espaces publics dans une grande agence parisienne, j’étais totalement dans le déni. Il faut reconnaître que les architectes ne sont pas du tout formés à ces questions du genre. Plus largement, ils le sont assez peu sur les questions sociales. Alors je ne peux pas m’empêcher de faire le lien entre cette place inégalitaire dans l’espace public et les inégalités qui perdurent dans notre profession et contre lesquelles se mobilise notre association Mémo (Mouvement pour l’équité dans la maîtrise d’œuvre). Nous avons essentiellement été formés par des hommes et aujourd’hui encore, on estime que les femmes représentent 3O % des enseignants en architecture… et le chiffre tombe à 2O ou 25 % dans l’enseignement du projet. Il n’est donc pas très étonnant que la place des femmes demeure un impensé. »
Sybil Cosnard, fondatrice de la société de conseil en stratégie urbaine City Linked
« Moi qui ne suis pas militante, je dois dire en toute honnêteté que j’ai découvert la question du genre dans l’espace public très récemment. Jusqu’ici ça n’était pas un sujet et tous les acteurs de l’aménagement étaient persuadés d’agir pour le plus grand nombre. Et pourtant on observe un vrai phénomène d’exclusion dans les espaces publics, notamment quand on voit que l’essentiel des budgets alloués aux équipements dédiés à la jeunesse sont utilisés pour financer des installations qui servent uniquement aux garçons, comme les « city stades ». Chez City Linked, notre travail consiste à accompagner les décideurs privés ou publics en amont de leurs projets d’aménagement et à les aider à poser le crayon un moment pour réfléchir sur un certain nombre de sujets. Mon objectif est donc de les amener désormais à prendre aussi en compte cette question de l’égalité des hommes et des femmes dans la ville.