Egalité filles/garçons : et si on effaçait les terrains de foot des cours de récré ?
Entretien avec Edith Maruéjouls, géographe du genre, qui a travaillé dans une école primaire sur la répartition des filles et des garçons dans la cour de récréation.
L’une des élèves se dessine sous le préau, entourée de huit filles représentées par des « F » majuscules.
« Là il y a un terrain de basket où il y a plein de garçons », montre une autre. Sur sa feuille, elle a aussi tracé des « G » (comme garçons) répartis sur le terrain de foot adjacent. Ils occupent la majeure partie de l’espace central.
Et les filles ? Les « F » se trouvent sur les côtés : tout autour du terrain rectangulaire ainsi que sur les bancs.
Capture d’écran de la vidéo « la cour de récréation », mise en ligne sur la plateforme Matilda.
Dans cette classe de cinquième du collège Edouard Vaillant à Bordeaux, la prof de français, Sarah Rosner, et une géographe du genre, Edith Maruéjouls, ont fait travailler les élèves sur la manière dont ils se représentent dans la cour de récréation et sur la répartition des filles et des garçons dans cet espace.
Egalité entre les sexes
« En général, les garçons ont l’espace central avec le terrain de football, le terrain de basket, ou des jeux qui demandent de l’expression, c’est-à-dire de courir, de prendre de la place…
Ils s’organisent entre eux dans des jeux comme ça, et les filles, sans s’en rendre compte, vont se mettre sur les espaces qu’on leur laisse », commente la seconde.
La vidéo de cet exercice est en ligne sur Matilda, une plateforme de ressources pédagogiques sur l’égalité entre les sexes lancée début février 2017 par l’association v.ideaux et soutenue par les ministères de l’Education, la Culture et des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes.
Y a-t-il égalité entre les sexes dans le partage de la cour ? Edith Maruéjouls, féministe spécialiste des questions d’égalité dans l’espace urbain et créatrice d’un bureau d’études, a travaillé sur ce sujet dans sa thèse portant sur la mixité, l’égalité et le genre dans les espaces de loisirs pour les jeunes, soutenue en octobre 2014 [lire PDF].
Inégal partage de l’espace
Dans ses recherches, elle met en avant l’inégal partage des espaces de loisirs qui s’adressent essentiellement aux garçons. Elle pointe aussi leur inégale valeur : les pratiques de loisirs des garçons sont survalorisées et sur-portées par les collectivités. Tout cela légitime la présence masculine dans l’espace public et a tendance à reléguer les filles à l’espace privé ou à l’espace scolaire.
Pour Edith Maruéjouls, il est important d’apprendre aux enfants à partager l’espace dès l’école, à commencer par ce micro-espace public qu’est la cour de récréation.
La géographe du genre s’est appuyée sur un travail de terrain réalisé dans l’école élémentaire du Peyrouat de Mont-de-Marsan (Landes), en zone d’éducation prioritaire, qui a remporté en 2015 le prix académique du projet égalitaire « Filles/Garçons » pour son projet éducatif de sensibilisation aux notions de mixité, égalité et genre. Interview.
Rue89. Quelles ont été les conclusions de vos observations ?
Edith Maruéjouls. Dans toutes les observations que j’ai pu faire, je remarque que l’espace central de la cour de récréation est non mixte. Il va être occupé bien souvent par un terrain de football. Quand le terrain est dessiné au sol, c’est radical : légitimement, c’est là où l’on fait du foot. A partir du moment ou vous légitimez une pratique, vous allez prescrire un usage et vous allez proscrire tous les autres. Autour de ce terrain, on observe des petits groupes de filles qui jouent par deux, trois…
J’ai observé dans la cour de récréation une problématique de répartition de l’espace. Non seulement il y a une non-mixité sur le terrain de football central, mais il prend parfois 80% de la surface de la cour de récréation et fait jouer 30 enfants sur 200. Ce sont surtout les CM1-CM2 qui jouent au foot, mais aussi les plus performants. Il y a parfois quelques filles sur le terrain (parce qu’il y a des fratries ou pour des histoires de performance).
La mixité est un rapport de force. On va considérer un groupe comme non mixte quand il y a une répartition inférieure à 1/3 pour 2/3 – soit 7 pour 3. Il n’y a pas dans ces conditions la possibilité de partage dans le mélange. La mixité va permettre une égale valeur dans le groupe, que ce soit dans la discussion, dans le jeu, etc.On a l’impression que dans une cour, les enfants s’organisent comme ils ont envie. La question n’est pas de savoir si l’entre soi est néfaste mais il y a des enjeux d’égalité. On ne peut pas dire « il n’y a pas de filles, c’est parce qu’elles jouent à autre chose »…
En quoi cela pose-t-il problème ?
Avoir moins de place pour jouer, ne pas pouvoir jouer à ce que l’on veut parce qu’on est une fille, ou un garçon pas assez conforme, c’est l’expérience de l’injustice et l’installation d’inégalités durables.
Faire une plus grande place aux jeux dits de garçons, répondre aux besoins supposés ou exprimés d’un groupe de garçons, c’est aussi faire le choix de financer les activités dites masculines aux dépens parfois de la pratique des filles ou de la pratique mixte (skate parc, city stade, etc.).
Ne pas pouvoir accéder à l’espace central de la cour, c’est se contenter des « bords », des « côtés » pour jouer et ne pas pouvoir courir, couvrir l’espace. C’est ne pas expérimenter l’envahissement et c’est prendre la place que l’on nous laisse.
La cour de récréation dessinée par un élève du collège Edouard Vaillant à Bordeaux (« G » pour garçons, « F » pour filles).
Ce sont malheureusement des mécanismes que l’on retrouve ensuite lors que l’on étudie le monde du travail (les divisions verticales et horizontales entre les métiers dits de femmes et ceux dits des hommes, les murs et les plafonds de verre entre les postes et les responsabilités), le monde de la citoyenneté (inégale valeur de la parole, inégale valeur de l’expertise, etc.), l’espace politique (inégale représentation), l’espace public (inégale partage, inégale présence, inégale légitimité) ou l’espace médiatique.
Est-ce que cette inégale répartition dans la cour de récréation créé des conflits entre les enfants ?
Ça crée des conflits entre les garçons eux-mêmes. Contrairement à ce qu’on pense, le terrain de foot n’est pas un espace tranquille. Quand je demande aux enfants à quoi ils jouent, ils répondent que c’est du foot. Mais sur le terrain, il y a des fois deux ou trois ballons : l’un court tout seul derrière, l’autre fait des tirs au but… Ça, c’est déjà conflictuel.
C’est un espace conflictuel parce que c’est l’espace central, qui attire l’attention. C’est l’espace où il faut être alors quand vous ne pouvez pas y entrer… Les lignes ne servent pas à délimiter les règles du jeu mais l’espace dans lequel on n’entre pas si on est interdit. C’est d’abord un interdit à rentrer.
Une récré, c’est court : vous jouez, vous n’avez pas le temps de négocier. Ça se voit très clairement : il y a la petite fille qui veut rentrer et on lui dit une fois non, la deuxième fois elle est expulsée du terrain. Ou elle rentre et on ne leur passe jamais la balle…
Il y a un magnifique documentaire d’Eléonor Gilbert, qui s’appelle « Espace ». C’est une petite fille en primaire qui dessine sa cour de récréation : le terrain de foot et autour, les petits espaces où sont les filles. Elle raconte comme elle essaie de négocier sa place. Elle le vit comme une véritable injustice!
Si on effaçait les limites dessinées au sol, ça n’enlèverait pas la possibilité aux enfants de pouvoir organiser une partie de foot, sauf qu’elle se ferait dans d’autres conditions, dans d’autres conditions de négociation.
Et peut-être que ça permettrait plus de jeux collectifs et moins de frustrations ?
En dehors de ce terrain de foot qui cristallise la non mixité, observez-vous des espaces mixtes dans la cour ?
Il y a des groupes d’enfants qui ont un ballon et vont jouer contre le mur : là on va pouvoir trouver des groupes mixtes. Il y a aussi des moments de percussion dans la relation à l’autre : il y a les petits garçons qui vont venir perturber le jeu des filles (elles traversent la cour avec des cerceaux, par exemple) et inversement.
Il y a aussi tous les gens autour de la ligne du terrain de foot qui manifestent l’envie d’y être. Il y a même des petites filles qui vont sur le terrain et auxquelles personne ne fait attention. Elles y vont, elles essaient et sont totalement inertes – parfois elles ne comprennent pas le jeux parce que les règles ne sont pas bien définie ou parce qu’elles ne trouvent pas leur place dans la partie.
On a eu une discussion intéressante en classe à ce sujet. Les filles disaient : on ne peut jamais jouer, ils nous disent « non »… Les garçons répondaient « je ne pouvais pas savoir, elle ne m’a pas demandé… » Qu’est-ce qui fait jeu collectif ? Est-ce qu’on peut pas commencer par demander qui veut jouer ? Parfois ils le font spontanément dans la cour : « qui veut jouer à ça ? ».
L’idée n’était pas de dire « il faut que les petites filles fassent du foot ». Mais le problème c’est que certaines me disent « non, je n’ai pas le droit » d’en faire.
Elles le formulent comme ça ?
Oui. Il y a des « je n’ai pas le droit » ou des « je crois que je n’ai pas le droit ». Qu’est-ce qui fait le droit ? C’est fondamental dans les discussions. La question se pose aussi pour les femmes dans l’espace public. Est-ce qu’il y a un règlement dans la cour de récré ? Est-ce qu’il y a une règle particulière ? Non, on a le droit de jouer à ce qu’on a envie de jouer.
Il y a trois questions à se poser : est-ce que j’ai le droit, est-ce que je peux et est-ce que je veux. Trop souvent, c’est la troisième question qui est mise en avant. Il faut quand même s’assurer de l’égalité dans le droit, de l’égalité dans l’accès (qui répond à la question est-ce que je peux?) et de l’égale liberté (est-ce que je veux?). Ce sont des choses que je retravaille avec eux.
Comment peut-on expliquer cette inégale répartition de l’espace ?
Il n’est pas question de dire que les garçons prennent la place des filles, mais le problème c’est de dire que dans le centre de la cour, on fait du football, et que le foot malheureusement, est identifié à un stéréotype sexué : ce sont les garçons qui jouent au foot. Vous pouvez me répondre que c’est égalitaire parce qu’au fond, tout le monde peut jouer au foot. Mais qui joue au foot à la télé ? Dans les clubs ? Vous voyez beaucoup de sections féminines ?
La ségrégation avec les activités dites de filles et dites de garçons sont largement anticipées dès l’école élémentaire.
A l’école du Peyrouat, il y a des récréations sans football. Un jour je discutais avec un garçon et je lui demande ce qu’il fait pendant les récréations. « Le lundi, mardi, mercredi, je fais du foot, le vendredi aussi et le jeudi je m’amuse. » C’est drôle. Je ne pense pas qu’il ne s’amuse pas les autres jours mais ça dit quelque chose.
Chris Blache [cofondatrice et coordinatrice de Genre et ville, ndlr] le montre dans son travail : l’imaginaire des petits garçons est relativement restreint. Tous ces « petits jeux » de filles, comme ils les appellent, ce sont des jeux où il y a une diversité de choses (on joue à la télé-réalité, à faire des chorégraphies, à danser…). Les garçons se l’interdisent.
On pourrait imaginer ne rien mettre dans l’espace dédié habituellement au terrain de foot, ou mettre des choses qui permettent aux enfants d’imaginer faire plein de choses. On pourrait leur donner des craies par exemple : c’est éphémère, on peut dessiner ce qu’on veut (y compris un terrain de jeu)… Dans une cour de récré, tout espace peut être amené à être dévoyé.
Dans votre thèse, vous évoquez le réaménagement et la rénovation de la cour de l’école du Peyrouat. L’architecte voulait installer des barres en bois autour du terrain de foot, pour que les filles puissent s’y asseoir et regarder les garçons jouer…
Plus ou moins inconsciemment, on crée des espaces pour les garçons et il y a un certain consentement des institutions. Les enseignants ne voulaient pas le terrain de foot mais ça leur a été imposé : ce n’était pas possible pour l’architecte de ne pas prévoir de terrain de foot dans la cour. Ils ont aujourd’hui un terrain dans une matière permettant d’amortir les chutes et ils ont installé des cages fixes. Vous ne pouvez pas vous tromper : c’est un terrain de foot.
Mais ce n’est pas grave : l’école du Peyrouat a réussi à en faire autre chose.
L’équipe enseignante avait négocié lors de ce réaménagement un endroit en bordure de cour constitué de petites bosses. Des bosses en matière synthétique, relativement basses. On remarque que c’est un espace beaucoup plus mixte, où l’on voit des filles et des garçons, des grands et des petits… Ces bosses, on peut s’en servir pour faire un jeu de chats, s’asseoir et s’y prélasser, discuter à différentes hauteurs. Elles permettent de créer la relation qu’on veut.
Comme en urbanisme, il faut faire des endroits où il y a de la modularité. Pour le foot, on peut très bien imaginer des cages mobiles dans les cours d’écoles et les sortir quand on souhaite organiser une partie.
Qu’est ce que l’école du Peyrouat a mis en place pour permettre plus de partage de l’espace ?
Pendant un moment, l’équipe enseignante a animé les récrés pour proposer aux enfants des jeux alternatifs ou collectifs comme le ballon prisonnier. Un ballon ne sert pas qu’à jouer au foot. On peut avoir envie de jouer à autre chose mais en être privé parce que c’est l’outil captif du terrain de foot.
Les enseignants ont aussi mis en place des récréations sans football (mais pas forcément sans ballon!) et une récré sans ballon. Le but est de voir comment les enfants réinvestissent entre eux d’autres jeux.
C’est intéressant de constater que quand ils organisaient une récréation sans foot, le terrain central est déserté. Il se vide. Comment peut-on occuper de nouveau cet espace-là ? Qu’est ce que ce terrain a de bien pour jouer ? Pour organiser un jeu collectif ? La matière fait qu’on peut rouler dessus… Les cages peuvent devenir des navettes spatiales ou des maisons… Quand il n’y a pas de ballon, on peut aussi faire un foot-frisby ; au final, les cages servent à marquer des buts pour n’importe quels jeux.
L’équipe enseignante a aussi renouvelé les jeux proposés aux enfants en achetant des échasses ou des quilles que les élèves ont à disposition dans un gros bac. J’ai travaillé sur une autre école ou ils ont des briques géants avec lesquelles ils peuvent construire des choses.
L’équipe enseignante fait aussi un travail de fond : dans les classes, il y a des débats, on écrit des saynètes ou des pièces de théâtre dans lesquelles ces questions-là vont être posées. Une ado de 15 ans rentre chez elle et veut aller à un concert le soir-même. Qu’est ce qu’il se passe ? Ou un petit garçon rentre et dit « je veux être puéricultrice plus tard ». Ou encore une fille dit à ses parents « ça y est, j’ai décidé de faire du rugby ».
Les élèves lisent aussi des livres qui traitent différemment des stéréotypes, avec des héroïnes filles, des princesses qui ne veulent pas de prince… Il y a aussi le spectacle de fin d’année, dans lequel les enfants vont mettre en scène ces sujets-là.
Est-ce que ce travail pour plus de partage diminue les conflits dans la cour ?
Oui, c’est plus apaisé.
Pierre Baylet [le directeur de l’école du Peyrouat, ndlr] l’explique très bien : à partir du moment où ils ont mis en place des récrés dans lesquelles ils vont expliquer des règles de jeux collectifs, ça apaise les relations entre les enfants car tout le monde a son espace.
Quand les règles ne sont pas bien posées, ça engendre des conflits. Quand on les définit clairement, on fait rentrer plus de monde dans le jeu et on évite les frustrations.
Il arrive aussi que Pierre intervienne dans la cour pendant un jeu : « Dis-moi, à quoi joues-tu ? », « vous avez proposé aux autres de jouer ? », « Les filles vous ont demandé de participer ? Et qu’est ce que vous avez répondu ? »
« On recommence : vous allez poser la question, expliquer les règles du jeu et vous allez jouer. » Et ça marche.